Le Fleuve
Conçu dans l’ombre aux flancs augustes de la Terre,
Le Fleuve prend sa vie aux sources du mystère.
Il est le fils des monts déserts et des glaciers ;
Et les vieux rocs pensifs, farouches nourriciers
Du limpide cristal distillé par la voûte,
Dans l’ombre, de longs jours l’abreuvent goutte à goutte,
L’écoutent gazouiller dans son lit de cailloux,
Si faible encore, avec un murmure très doux,
Et suivent, attendris, ses limpides manèges
Parmi la radieuse innocence des neiges.
Tel il grandit, gardé par l’antre paternel,
Pur de la pureté des glaces – près du ciel.
Mais déjà, frémissant de conquérir l’espace,
Il s’élance, et ruisseau turbulent et vorace,
Emporte en bouillonnant dans ses flots confondus
Des herbes, des rochers et des sapins tordus ;
Puis, torrent blanc d’écume, il déserte les cimes ;
Jaloux de l’avalanche, il se rue aux abîmes,
Et sur les rocs fumants, ivre et précipité,
S’écrase et tombe en des cascades de clarté!
Au fond des ravins noirs sa fureur s’est éteinte.
Il respire à présent, car la plaine est atteinte,
La plaine pacifique aux horizons d’épis.
Il promène, étalé, de longs jours assoupis
Parmi les terrains roux, les vergers, les pâtures,
Le décor symétrique et calme des cultures,
Et coule monotone et pareil aux boeufs lents
Attelés sur la route aux chars de foin tremblants.
Le rire de l’Été rayonne sur ses berges.
Des troupeaux çà et là boivent à ses flots vierges ;
Il rencontre, en passant, des villages, des bourgs ;
Maints châteaux dans ses eaux claires mirent leurs tours
Et, charmant, il s’attarde, il serpente, il chatoie,
Une frange de fleurs à sa robe de soie.
Pourtant il reste en lui des flammes du passé ;
Et, parfois, quand l’Hiver plus fort l’a terrassé,
Comme un taureau qu’on couche en pesant sur ses cornes,
Tout à coup, s’échappant, crevant les glaçons mornes,
Balayant l’horizon, brisant tout, tordant tout,
Faisant sauter les ponts de pierre d’un seul coup
– Car l’âme des fléaux géants est dans son âme –
Il arrive comme le vent, comme la flamme!
Et les peuples, béants d’horreur sur les coteaux,
Écoutent dans la nuit passer ses grandes eaux,
Jusqu’au jour où, lion fatigué de ravages,
Il retourne à pas lents dormir sur ses rivages,
Et reprend, souriant sous l’azur attiédi,
Le rêve nonchalant de ses après-midi.
Cependant il s’étend. Ses eaux autoritaires
Rançonnent durement les ruisseaux tributaires,
Et riche de ses flots par des flots augmentés,
Il marche comme un roi vainqueur vers les cités.
Chargé d’orgueil, au loin, sur les plaines fertiles,
Il regarde traîner son manteau semé d’îles,
Et, superbe, à plaisir prodiguant les détours,
S’avance vers la ville aux immenses faubourgs
Où, plein de majesté, comme les patriarches,
Il entre, glorieux, sous la splendeur des arches!
La Ville avec orgueil, du haut des grands quais blancs
Regarde s’avancer ses flots nobles et lents.
Les vieux palais bâtis par les races lointaines
Suspendent sur ses eaux leurs terrasses hautaines.
Les rêveurs éblouis vont voir, les soirs vermeils,
Sur ses flots somptueux descendre les soleils ;
Et la nuit jette au fond de ses ondes funèbres
Des secrets qu’il emporte à Dieu dans les ténèbres.
Un peuple de bateaux le sillonnent sans fin.
Il apporte le blé, le fer, le bois, le vin,
Et fait sur son chemin bénir ses eaux royales
Par les grands bras levés des saintes cathédrales!
Il est religieux, sacré, fécond, puissant,
Et coule au coeur des nations comme le sang.
L’horizon s’élargit, respectueux ; la Terre,
Orgueilleuse de lui, comme une bonne mère,
Le salue au passage avec ses bois, ses champs,
Ses vignes, ses moissons et ses jardins penchants.
L’âge l’a couronné de sagesse ; il respire
La brise parfumée aux fleurs de son empire,
Et revêtu de force et de sérénité
Marche tout plein déjà de sa divinité.
Triomphateur altier consacré par l’histoire,
Charriant sous maint pont sonore un flot de gloire,
Il va de plus en plus magnifique et profond.
Déjà de hauts vaisseaux apparaissent qui font
Palpiter sur ses eaux des gonflements de voiles.
Chaque nuit sa splendeur réfléchit plus d’étoiles.
Le vent lointain qui vient d’horizons ignorés
Soulève vers le soir ses cheveux azurés.
L’Océan! L’Océan! … Déjà vers sa narine
Monte en souffle puissant la grande odeur marine.
Il tressaille, il s’émeut ; déjà de sourds reflux
Troublent obscurément ses flots irrésolus.
Il a compris ; là-bas l’attend l’ultime épreuve.
Au fils des monts altiers, roi des plaines, au Fleuve,
La mort dresse là-bas le lit universel,
Brodé d’écume blanche et parfumé de sel.
Alors multipliant ses ondes épandues,
Superbe, débordant au loin les étendues,
Il étreint l’horizon immense peu à peu
De l’attendrissement d’un magnifique adieu ;
Puis, enlacé déjà par l’Épouse fatale,
Dans un effort suprême, il grandit, il s’étale
Et, pareil à la mer, qu’inonde un couchant d’or,
Il entre dans l’orgueil sublime de sa mort.
(mai 1889)