Moïse
… Et, debout devant Dieu, Moïse ayant pris place,
Dans le nuage obscur lui parlait face à face.
Il disait au Seigneur : » Ne finirai-je pas?
Où voulez-vous encor que je porte mes pas?
Je vivrai donc toujours puissant et solitaire?
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre!
Que vous ai-je donc fait pour être votre élu?
J’ai conduit votre peuple où vous avez voulu.
Voilà que son pied touche à la terre promise.
De vous à lui qu’un autre accepte l’entremise,
Au coursier d’Israël qu’il attache le frein ;
Je lui lègue mon livre et la verge d’airain.
» Pourquoi vous fallut-il tarir mes espérances,
Ne pas me laisser homme avec mes ignorances,
Puisque du mont Horeb jusques au mont Nébo
Je n’ai pas pu trouver le lieu de mon tombeau?
Hélas! vous m’avez fait sage parmi les sages!
Mon doigt du peuple errant a guidé les passages
J’ai fait pleuvoir le feu sur la tête des rois ;
L’avenir à genoux adorera mes lois ;
Des tombes des humains j’ouvre la plus antique,
La mort trouve à ma voix une voix prophétique,
Je suis très grand, mes pieds sont sur les nations,
Ma main fait et défait les générations.
Hélas! je suis, Seigneur, puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre!…
… » Sitôt que votre souffle a rempli le berger,
Les hommes se sont dit : » Il nous est étranger » ;
Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient, hélas! d’y voir plus que mon âme.
J’ai vu l’amour s’éteindre et l’amitié tarir ;
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M’enveloppant alors de la colonne noire,
J’ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,
Et j’ai dit dans mon coeur : Que vouloir à présent?
Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant,
Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche,
L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche ;
Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous,
Et, quand j’ouvre les bras, on tombe à mes genoux.
Ô Seigneur! j’ai vécu puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre! «