Française poésie

Poèmes en français


L’atelier du peintre

Ou
Le portrait manqué

Jaloux de donner à ma belle
Un duplicata de mes traits,
Je demande quel est l’Apelle
Le plus connu par ses portraits.
C’est, me répond l’ami Dorlange,
Un artiste nommé Mathieu.
Il prend fort peu…
Mais, ventrebleu!
Quel coloris, quelle grâce, quel feu!
Il vous attrape comme un ange ;
Et loge près de l’Hôtel-Dieu,

Vite, je cours chez mon Apelle ;
J’arrive et ne sais où j’en suis ;
Son escalier est une échelle,
Et sa rampe une corde à puits.
Un chantre est au premier étage,
Au second loge un chaudronnier,
Puis un gainier,
Un rubanier,
Puis au cinquième un garçon cordonnier…
Je reprends haleine et courage,
Et j’arrive enfin au grenier.

J’entre, et d’abord sous une chaise
Je vois le buste de Platon ;
Sur un Hercule de Farnèse
S’élève un bonnet de coton ;
Un briquet est dans une mule,
Dans un verre un peigne édenté ;
Un bas crotté
Sur un pâté,
Un pot à l’eau sous une Volupté,
L’Amour près d’un tison qui brûle,
Et la Frileuse à son côté.

Le portrait d’un acteur tragique
Est vis-à-vis d’un mannequin ;
Je vois sur la Vénus pudique
Une culotte de nankin ;
Une tête de Diogène
A pour pendant un potiron ;
Près d’Apollon
Est un poêlon ;
Psyché sourit à l’ombre d’un chaudron,
Et les restes d’une romaine
Sont sous l’oeil du cruel Néron.

Devant une vitre brisée
S’agite un morceau de miroir,
Et sous la barbe de Thésée
Est une lame de rasoir ;
Sous un Plutus une Lucrèce ;
Sur un tableau récemment peint
Je vois un pain,
Un escarpin,
Une Vénus sur un lit de sapin,
Et la Diane chasseresse
Derrière une peau de lapin.

Seul, j’admirais ce beau désordre,
Quand un homme, armé d’un bâton,
Entre, et m’annonce que par ordre
Il va me conduire en prison.
Je résiste… il me parle en maître ;
Je lui lance un Caracalla,
Un Attila,
Un Scévola,
Un Alexandre, un Socrate, un Sylla,
Et j’écrase le nez du traître
Sous le poids d’un Caligula.

À ses cris, au fracas des bosses,
Je vois, vers moi, de l’escalier
S’élancer vingt bêtes féroces,
Vrais visages de créancier.
Sur ma tête, assiettes, bouteilles,
Pleuvent au gré de leur fureur ;
Et le traiteur,
Le blanchisseur,
Le perruquier, le bottier, le tailleur,
Font payer à mes deux oreilles
Le nez de leur ambassadeur.

Au lieu d’emporter mon image,
Comme je l’avais espéré,
Je sors n’emportant qu’un visage
Pâle, meurtri, défiguré.
Ô vous! sensibles créatures,
Aux traits bien fins, bien réguliers,
Des noirs huissiers,
Des noirs greniers
Évitez bien les périls meurtriers,
Et que Dieu garde vos figures
Des peintres et des créanciers!


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Poeme L’atelier du peintre - Marc-antoine Désaugiers