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Le Palais de la Fortune

(Lettre IX)

Dans une île branlante, et de sable mouvant,
Qui suit le cours des flots, et roule au gré du vent,
Il se voit un Palais, sans règle et sans mesure,
Mais d’une extravagante et bizarre structure,
Dont l’ouvrage subit, sans le secours de l’art,
S’éleva de morceaux assemblés au hasard.

On n’y consulta point le niveau ni l’équerre,
Pour aligner le plan, pour ajuster la pierre ;
Et les appartements en tumulte dressés
Sur les pieds du compas n’y furent point tracés.
La boue, en tel endroit, étalée en parade,
Y fait une corniche, y couronne une arcade ;
En tel autre le chaume et le plâtre mêlés
S’élèvent sur la porte, au porphyre égalés.
Des bois demi-pourris y règnent sur la face,
D’autres bois vermoulus sur le faîte ont leur place ;
Et des marbres de prix, loin des yeux, loin du jour,
Sont laissés sans honneur dans une basse-cour.

La plus grande merveille et la plus étonnante
Est que tout l’édifice a la face changeante ;
Et sans autres ressorts que le souffle des vents,
Par des conduits secrets du sable s’élevants,
Il reçoit tous les jours différentes figures,
Mais toutes sans dessein, sans ordre et sans mesures.

Là règne la Fortune ; elle tient là sa cour ;
Et de tous les climats que voit l’astre du jour
Les humains à la foule à ce Palais accourent,
Au travers des écueils et des mers qui l’entourent.

De là, portant les yeux, par un balcon ouvert,
Au dehors balustré d’un jaspe noir et vert,
Je découvre un jardin sans ordre et sans figure,
Où le hasard fait plus que ne fait la nature.
Des arbres qu’on y voit, ou venus, ou plantés,
Les uns chargés de fruit et parés de feuillage
Étendent alentour un agréable ombrage ;
Du faite jusqu’au pied les autres écorchés
En vain lèvent au ciel leurs bras nus et séchés.
Mais les plus enrichis de fruit et de verdure
N’ont ni durable bien, ni durable parure ;
Et pour les dépouiller, il ne leur faut souvent,
Quelque élevés qu’ils soient, qu’un coup de mauvais vent.

J’en vis qui, grands jadis, alors couchés à terre,
De leurs troncs noirs encore, et brûlés du tonnerre,
Apprenaient aux passants qu’il règne dans les cieux
Un esprit qui partout bat les ambitieux.
Et comme j’admirais qu’une flamme légère,
Qui ne fait qu’ouvrir l’air d’une aile passagère,
Eût assez de vertu pour détruire des corps
Fournis de bras si longs, munis de pieds si forts,
Un soudain tourbillon descendu d’un nuage
Sur un pin qui semblait vouloir braver l’orage
L’enlève en ma présence, et poussant avec bruit
L’écorce et les rameaux, les feuilles et le fruit,
Lui fait en l’abattant, malgré sa lourde masse,
Perdre jusqu’à son ombre, et jusques à sa place.

Enfin, sortant de là, par une fausse issue,
Qui des plus éclairés à peine est aperçue,
J’entrai dans un désert, où d’une et d’autre part
Des rochers escarpés effrayaient le regard.
C’est à cette tragique et pitoyable scène
Qu’aboutissent les jeux de la Fortune humaine.
Là, de ses vains amants, si chéris autrefois,
Les uns étaient cloués à de funestes bois ;
Les autres pourrissaient sur des roches affreuses,
De leur sang, de leurs os, de leurs cendres boueuses ;
Et d’autres se voyaient d’en haut précipités
Et moulus a des cailloux qu’on leur avait jetés.
J’en vis qui, depuis peu chassés par la Fortune,
Errant de jour au hâle, et de nuit à la lune,
Déchirés, demi-nus, affamés, languissants,
Le désespoir au coeur, le trouble dans le sens,
Cherchaient sur les torrents et sur les précipices
Le chemin qui conduit à la fin des supplices,
Et faisaient retentir de pitoyables tons
Le ventre des rochers et le sein des vallons.
Je plaignis leur malheur, je regrettai la peine
Qui suit les prétendants de la grandeur humaine,
Et revins confirmé dans le juste mépris
De tout ce que le monde a mis à si haut prix.


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Poeme Le Palais de la Fortune - Pierre Le Moyne