Les meules
Comme des tentes pour les blés
Les grandes meules fraternelles
Se rassemblent l’hiver sur les champs isolés
Et l’autan noir rôde autour d’elles
Les solides faucheurs du bourg
Les ont, sous la rude pesée
De leurs fermes genoux et de leurs coudes lourds,
Dûment, sur le sol dur, tassées.
Les grains sont tournés au-dedans,
Mais au-dehors pointent les pailles
Avec leur lame aiguë, avec leur bout mordant,
Comme des lances en bataille.
Chaque meule est dard et couteau
Contre ce qui tord, use ou case,
Contre les dents du gel et les griffes de l’eau
Et les grands vents trouant l’espace.
Ainsi, pendant les mois de rage ou de torpeur,
Se recueille, sans défaillir, leur force close.
Le grain, qui doucement au fond d’elles repose,
Y vit d’une vie ample et sourde comme un coeur.
Loin du bourg où retentissent les attelages
Et qui tille le chanvre et qui bat le méteil,
Avec leurs chaumes d’or sous un pâle soleil,
Elles forment là-bas, comme un autre village
Le silence circule autour d’elles, et, lent,
S’en vient dormir, le soir, auprès du blé qui rêve.
La lune monte et luit et le gel brusque enlève
Tout nuage au ciel torpide et somnolent ;
Et les meules alors, sous les astres sans nombre,
Semblent se redresser plus haut que les maisons
Et tout à coup atteindre et barrer l’horizon
Si loin sur les champs nus se prolongent leurs ombres.
Mais dès que cessent les temps froids
Et qu’une écume de verdure
Mousse à la cime innombrable des bois,
Toutes les meules à la fois
S’illuminent sur la plaine moins dure.
L’aile du vent bat du Midi,
Tout chant d’oiseau semble un présage.
L’alouette bondit et rebondit
En un vol saccadé vers les plus hauts nuages.
Les vieilles gens quittent leur seuil.
Oh! cette heure où les meules
Lasses enfin d’être seules
Font bel accueil
A ceux que l’hiver grisâtre
A fiancés au coin de l’âtre
Et leur prêtent pour qu’ils s’aiment dans le mystère
L’ombre immense qu’elles étendent sur la terre.
Ils s’en viennent, chacun par un chemin à soi
Longeant les clos jusqu’à la plaine,
Et leurs pas sont pressés dès qu’ils quittent leur toit
Et courte et brusque est leur haleine.
Ils sont déjà l’un à l’autre, bien que leurs pas
Soient encor loin des grandes meules ;
Ils se tendent leurs coeurs ; ils se tendraient leurs bras
S’ils étaient seuls sur les éteules.
Et quand ils se sont joints, ils s’étreignent si fort
Qu’on dirait deux gerbes de paille
Qu’un large poing serre entre elles, et noue et tord
Autour des cornes des aumailles.
Le baiser ferme et cru court soudain sur leur peau,
Leurs corps l’un de l’autre s’enivrent,
Leur désir retenu, ainsi qu’un chien sous l’eau,
Mord, s’affole, et se délivre.
Mais jusqu’au moindre râle et jusqu’au moindre cri
De leurs spasmes réunis
Tout s’étouffe dans l’ombre et le vent qui circule
De meule en meule, au crépuscule.
Et maintenant que s’en viennent des bourgs lointains
Ceux qui transportent les graines et les pailles
Vers la grange de chaume où les fléaux travaillent,
Les meules ont vécu leur gloire et leur destin.
Elles croulent l’une après l’autre au soir penchant
Dans le vide tragique et ténébreux des champs.
Le sol redevient vert où se tassait leur masse.
Et seuls les amants clairs qui forgent l’avenir
Gardent encor dans leur coeur fou le souvenir
Des meules projetant leur ombre dans l’espace.