Les paysans au bord de la mer
I
Les pauvres gens de la côte,
L’hiver, quand la mer est haute
Et qu’il fait nuit,
Viennent où finit la terre
Voir les flots pleins de mystère
Et pleins de bruit.
Ils sondent la mer sans bornes ;
Ils pensent aux écueils mornes
Et triomphants ;
L’orpheline pâle et seule
Crie : ô mon père! et l’aïeule
Dit -. mes enfants!
La mère écoute et se penche ;
La veuve à la coiffe blanche
Pleure et s’en va.
Ces coeurs qu’épouvante l’onde
Tremblent dans ta main profonde,
Ô Jéhovah.
Où sont-ils tous ceux qu’on aime?
Elles ont peur. La nuit blême
Cache Vénus ;
L’océan jette sa brume
Dans leur âme et son écume
Sur leurs pieds nus.
On guette, on doute, on ignore
Ce que l’ombre et l’eau sonore
Aux durs combats
Et les rocs aux trous d’éponges,
Pareils aux formes des songes,
Disent tout bas.
L’une frémit, l’autre espère.
Le vent semble une vipère.
On pense à Dieu
Par qui l’esquif vogue ou sombre
Et qui change en gouffre d’ombre
Le gouffre bleu!
II
La pluie inonde leurs tresses.
Elles mêlent leurs détresses
Et leurs espoirs.
Toutes ces tremblantes femmes,
Hélas! font voler leurs âmes
Sur les flots noirs.
Et, selon ses espérances,
Chacun voit des apparences
A l’horizon.
Le troupeau des vagues saute
Et blanchit toute la côte
De sa toison.
Et le groupe inquiet pleure.
Cet abîme obscur qu’effleure
Le goëland
Est comme une ombre vivante
Où la brebis Epouvante
Passe en bêlant.
Ah! cette mer est méchante,
Et l’affreux vent d’ouest qui chante
En troublant l’eau,
Tout en sonnant sa fanfare,
Souffle souvent sur le phare
De Saint-Malo.
III
Dans les mers il n’est pas rare
Que la foudre au lieu de phare
Brille dans l’air,
Et que sur l’eau qui se dresse
Le sloop-fantôme apparaisse
Dans un éclair.
Alors tremblez. Car l’eau jappe
Quand le vaisseau mort la frappe
De l’aviron,
Car le bois devient farouche
Quand le chasseur spectre embouche
Son noir clairon.
Malheur au chasse-marée
Qui voit la nef abhorrée!
Ô nuit! terreur!
Tout le navire frissonne,
Et la cloche, à l’avant, sonne
Avec horreur.
C’est le hollandais! la barque
Que le doigt flamboyant marque!
L’esquif puni!
C’est la voile scélérate!
C’est le sinistre pirate
De l’infini!
Il était hier au pôle
Et le voici! Tombe et geôle,
Il court sans fin.
Judas songe, sans prière,
Sur l’avant, et sur l’arrière
Rêve Caïn.
Il suffirait, pour qu’une île
Croulât dans l’onde infertile,
Qu’il y passât,
Il fuit dans la nuit damnée,
La tempête est enchaînée
A ce forçat.
Il change l’onde en hyène
Et que veut-on que devienne
Le matelot,
Quand, brisant la lame en poudre,
L’enfer vomit dans la foudre
Ce noir brûlot?
La lugubre goélette
Jette à travers son squelette
Un blanc rayon ;
La lame devient hagarde,
L’abîme effaré regarde
La vision.
Les rocs qui gardent la terre
Disent : Va-t’en, solitaire,
Démon! va-t’en!
L’homme entend de sa chaumière
Aboyer les chiens de pierre
Après Satan.
Et les femmes sur la grève
Se parlent du vaisseau rêve
En frémissant ;
Il est plein de clameurs vagues ;
Il traîne avec lui des vagues
Pleines de sang.
IV
Et l’on se conte à voix basse
Que le noir vaisseau qui passe
Est en granit,
Et qu’à son bord rien ne bouge ;
Les agrès sont en fer rouge,
Le mât hennit.
Et l’on se met en prières,
Pendant que joncs et bruyères
Et bois touffus,
Vents sans borne et flots sans nombre,
Jettent dans toute cette ombre
Des cris confus.
V
Et les écueils centenaires
Rendent des bruits de tonnerres
Dans l’ouragan ;
Il semble en ces nuits d’automne
Qu’un canon monstrueux tonne
Sur l’océan.
L’ombre est pleine de furie.
Ô chaos! onde ahurie,
Caps ruisselants,
Vent que les mères implorent,
Noir gouffre où s’entre-dévorent
Les flots hurlants!
Comme un fou tirant sa chaîne,
L’eau jette des cris de haine
Aux durs récifs :
Les rocs, sourds à ses huées,
Mêlent aux blêmes nuées
Leurs fronts pensifs.
La mer traîne en sa caverne
L’esquif que le flot gouverne,
Le mât détruit,
Et la barre, et la voilure
Que noue à sa chevelure
L’horrible nuit.
Et sur les sombres falaises
Les pêcheuses granvillaises
Tremblent au vent,
Pendant que tu ris sur l’onde,
De l’autre côté du monde,
Soleil levant!